Ontologie : Démocritique

Mars 2011

Je me souviens...

Voyageant dernièrement au Québec avec un groupe d'amis, je n'ai pu que m'étonner de ce qui est écrit sur les plaques minéralogiques des véhicules, qui apparaît comme une devise.
Au Québec, sur ces plaques qui ne sont placées qu'à l'arrière est écrit :

« je me souviens »

Un jour avant notre retour, une violente tempête de neige nous a conduit à nous réfugier dans des visites d'édifices, d'abord le musée des civilisations, et ensuite le Parlement de Québec. Ainsi nous fut donné d'apprendre l'histoire difficile de la « belle province », puis de comprendre la philosophie que les québécois s'en sont faite, qu'ils ont concrétisée dans cette devise :

« je me souviens... »
« ...de tous les événements de mon histoire, et des enseignements que j'en tire pour l'avenir ».

Je me souviens de l'intelligence de Jean François, le fonctionnaire du protocole qui nous a fait visiter le Parlement. Je me souviens de son récit de l'Histoire et du fonctionnement des institutions. Je me souviens de sa description du siège du président de l'assemblée semblable à un trône, et derrière sous le dais  surmonté de la couronne britannique, les différents symboles qui marquent l'histoire de la province,  entre une harpe irlandaise, une salamandre écossaise, et un lion anglais, (héritage de Guillaume le conquérant), le blason du Québec stratifie les fleurs de lys de la première période du royaume de France, le lion de la période du royaume d'Angleterre, au dessus des feuilles d'érable symboles du Canada.

Je me souviens de son étonnement lorsque nous lui avons enfin posé une question qu'il attendait : en dessous de ce blason, pourquoi est-il suspendu un crucifix ? N'y a-t-il pas, depuis la fin des années soixante du siècle dernier, une séparation effective entre les églises et l'État au Canada ? Pourquoi donc la foi chrétienne est elle ainsi ici privilégiée ?

Il ne faut pas se fier aux apparences. Ce crucifix avait été placé par Maurice le Noblet Duplessis, premier ministre du Québec entre 1956 et 1959, d'un gouvernement de droite conservatrice dont le pouvoir a été renversé par la « révolution tranquille » de 1960 à 1966. Ce crucifix fut pourtant maintenu, et l'est encore, suite à une succession de votes parlementaires quasi-unanimes en faveur de son maintien, quelque soit le parti au pouvoir, « non comme symbole religieux, mais comme un symbole pour la mémoire d'un mode de gouvernement de droite conservatrice dont le Québec ne souhaite ne plus subir le caractère réactionnaire ».

Je me souviens avoir envié cette sagesse des Québécois.

De retour en France, à la façon de Georges Perec, Je me souviens...

du témoignage, le vendredi 11 mars 2011 de Frédéric Charles, correspondant de Radio France sur les premières oscillations verticales de l'énorme séisme qui venait de frapper le Japon. Je me souviens que cela m'a évoqué l'époque où j'étudiais des dispositifs parasismiques pour des installations nucléaires : je me souviens que ceux que nous avions dessiné pour parer des mouvements verticaux aussi bien qu'horizontaux avaient été rejetés : je me souviens d'experts m'expliquant que les tremblements de terre ne se traduisent que par des oscillations horizontales...

Je me souviens...

que les réacteurs dont en 1975 j'étudiais la conception des systèmes de sauvegarde, réacteurs que l'on destinait aux sites de Saint Laurent des Eaux sur la Loire et de Kaiseraugst, près de Bâle en Suisse étaient de même type que ceux de la centrale de Fukushima, au nord de Tokyo.

Je me souviens du rapport Rasmussen qui évaluait les probabilités des risques d'accidents, sur lequel les critères de sûreté des réacteurs étaient fondés.

Je me souviens...

que sur ces réacteurs à eau bouillante, les mécanismes de commandes des barres de commande étaient situés sous la cuve, et qu'en cas d'arrêt d'urgence, c'est la pression de l'eau dans le réacteur qui devait se charger de faire monter ces barres dans le cœur pour arrêter la réaction en chaîne.  Je me souviens d'un étonnant mécanisme inventé et éprouvé par des ingénieurs de General Electric pour s'assurer que cette remontée se passe effectivement au moment voulu, sans que les barres puissent retomber.

Je me souviens...

que l'on n'envisageait pas que les systèmes de refroidissement d'urgence soient insuffisants pour empêcher la fusion des éléments combustibles.

Je me souviens...

que j'étais en charge de l'étude du système « réacteur » d'injection de poison dont le rôle, était d'injecter en cas d'accident une charge de solution d'acide borique dans le cœur du réacteur, via deux pompes volumétriques à haute pression, au travers de deux vannes à membrane, ouvertes par explosifs.

Je me souviens...

qu'il fallait que la solution d'acide borique soit constamment maintenue à chaud, pour ne pas cristalliser, au moyen de résistances électriques.

Je me souviens que dans la nomenclature d'EDF, le sigle d'appellation de ce système était RIP.
Requiescat In Pace...

Je me souviens...

que dans les entreprises privées d'ingénierie où je travaillais, nous étions jeunes. Je me souviens que nous avions forgé un grand savoir-faire. Je me souviens de notre souci de la qualité de notre travail. Je me souviens de nos procédures d'études, soumises à des exigences sans concession.

Je me souviens que lorsque le parc de centrales fut achevé, la plupart d'entre nous ont évolué sans être remplacés vers d'autres activités, et emportent aujourd'hui leur savoir faire dans leur retraite.

Je me souviens...

qu'en mars 1979, à Three Miles Island, le cœur d'un réacteur a fondu.

Je me souviens...

de cet horrible phénomène auquel ont été confronté les opérateurs en salle de commande, que l'on avait ironiquement nommé « arbre de Noël » : toutes les verrines des alarmes s'étaient allumées ! Je me souviens que pour cette raison ils avaient été incapables de comprendre les phénomènes en cours dans le réacteur.

Je me souviens...

de la crainte de l'explosion d'un dégagement d'hydrogène dans la cuve de ce réacteur, conséquence des réactions chimiques provoquées par la surchauffe des éléments combustibles dénoyés suite à l'arrêt des systèmes de d'injection d'eau dans le réacteur.

Je me souviens...

qu'à Three Miles Island, cette explosion avait été évitée, que l'accident, plus grave que tout ce que l'on avait imaginé, n'avais pas eu de conséquence radiologique grave dans son environnement.

Je me souviens...

qu'à la suite de cet accident, en France, toutes les procédures de conduite en cas d'accident avaient été étudiées et repensées selon une approche par états, formalisée par un jeu de planches graphiques placé sous scellé dans toutes les salles de commandes des centrales nucléaires. Je me souviens qu'en France les opérateurs sont aujourd'hui régulièrement formés à ces situations, au moyen de simulateurs de conduite, normale et accidentelle.

Je me souviens...

que l'entreprise d'ingénierie qui m'employait évaluait le coût de la dose maximale annuelle d'un travailleur du nucléaire à la valeur de son salaire annuel. Plus tard, j'ai appris que les travailleurs intérimaires qui recevaient cette dose étaient licenciés.

Je me souviens...

que lorsque l'on a annoncé que le premier réacteur de Fukushima était en surpression, j'ai un moment douté de ce que l'arrêt d'urgence y ait effectivement bien fonctionné, et que j'ai craint que quelques barres ne soient restées coincées.

Je me souviens...

que lorsque suite à la dépressurisation volontaire du réacteur, lorsque le toit de la centrale fût emporté par une explosion d'hydrogène, j'en ai déduit que le cœur du réacteur avait commencé à fondre, entraînant à haute température des réactions chimiques d'oxydation du zirconium des assemblages combustibles.

Zr + H2O → ZrO2 + H2 + cal

Je me souviens que ces réactions exothermiques contribuent au processus de fusion des éléments combustibles.

Je me souviens...

du souci constant que sont les diesels de marine, dont les centrales sont équipées pour leur assurer le minimum d'alimentation électrique nécessaire pour le fonctionnement des systèmes de sauvegarde. Je me souviens que pour s'assurer de leur démarrage, ces diesels sont lancés au moyen d'une puissante décharge d'air comprimé. Je me souviens que lors des essais périodiques, cela ne fonctionne pas toujours.

Je me souviens...

avoir appris qu'à défaut de réserves suffisante d'eau borée pour le refroidir et d'une alimentation électrique de secours de ses systèmes auxiliaires, tout réacteur évolue inéluctablement vers un accident majeur.

Je me souviens...

de la hantise des « défauts de mode commun » que seules peuvent parer la coûteuse diversification de la conception de tous les moyens de sûreté. Je me souviens que le premier vol d'Ariane 5 en avait été victime.  Je me souviens que la qualité que donne les effets de série et la fréquence des essais périodiques sont l'autre moyen choisi pour les éliminer. Mais je me souviens que tous les accidents d'origine externe peuvent aussi engendrer des défauts de mode commun.

Je me souviens...

avoir dans les années soixante dix, contribué aux études de contrôle-commande des centrales de Doel3 et Tihange2, en Belgique. Je me souviens que les règles belges de sûreté nucléaires exigeaient qu'elles soient dotées d'un système dit « d'ultime secours ». Je me souviens que ce système original était destiné à parer les conséquences d'un accident d'origine externe, ce qu'est le séisme et le tsunami qui a frappé le Japon. Je me souviens que nous avions dû concevoir ce système pour être capable de maintenir le réacteur en état d'arrêt sûr pendant dix heures, en l'absence de toute intervention humaine. Je me souviens que pour ce système nous avions doublé toutes les mesures des caractéristiques thermohydrauliques du réacteur, et que dans un bunker nous avions regroupé un deuxième jeu autonome de circuits de sauvegarde.

Je me souviens que toute la conception du contrôle-commande semblait faite pour arrêter le réacteur, si bien que nous doutions parfois que ces centrales puissent produire un jour le moindre kilowatt d'électricité.

Je me souviens...

avoir lu en 2008 que malgré tout cela le taux (Kd) de disponibilité de ces centrales était élevé, notamment meilleur que celui des centrales françaises.

Je me souviens, était-ce en 1977 ou 1978 ? depuis ces années il y a prescription... Je me souviens donc d'une plaisanterie que j'avais faite un premier avril, réussissant à faire croire pendant une journée à l'entreprise qui m'employait qu'EDF allait demander que l'on révise la conception de toutes ses centrales pour y adjoindre un système semblable d'ultime secours. Je me souviens de la fureur rentrée, sinon gênée des ingénieurs qui avaient monté une cellule de crise pour examiner cette situation plausible, lorsqu'ils s'avisèrent de la date...

Je me souviens...

avoir contribué à l'invention d'un bâtiment de stockage de combustibles « bas », blindé,  à l'épreuve de séismes élevés, contre lesquels les conceptions classiques de bâtiments de stockage de combustibles étroits et hauts de nos centrales ne sont pas prévus. Je me souviens qu'il avait été breveté, avec son système de refroidissement et de traitement que j'avais dû imaginer pour lui. Je me souviens que faute d'aussi hautes exigences de sûreté, il n'a jamais été réalisé.

Je me souviens...

avoir étudié des procédures accidentelles à long terme après un accident sur un réacteur PWR. Je me souviens que nos contrats ne les demandaient pas, et qu'elles ne furent pas communiquées. Je me souviens que l'architecture des plus anciennes des unités françaises sises à Fessenheim ne permettaient pas de les appliquer.

Je me souviens...

qu'en avril 1986 le professeur Pellerin avait donné à savoir que le nuage radioactif issu de l'explosion du réacteur de Tchernobyl n'avait pas traversé la frontière française.

Je me souviens...

que la terminologie de l'ingénierie nucléaire distingue les mots « sécurité » et de « sûreté ». Je me souviens que le premier concerne les personnels alors que le second concerne l'ensemble des citoyens, et que l'éthique du métier veut que le premier soit subordonné au second.

Je me souviens...

qu'à la différence de la jurisprudence américaine, une partie des rapports de « sûreté » des centrales françaises était confidentielle, inaccessible aux citoyens qu'ils concernent.

Je me souviens...

de ce jour de 1982 où je suis entré comme ingénieur-chercheur à Électricité de France. Je me souviens de ce que m'a dit ce jour là Daniel Carton, qui me recevait dans son Département, sur l'éthique de service public attendue de ses chercheurs, comme de tout agent d'EDF. Je me souviens, que pour lui, les raisons économiques de l'entreprise étaient asservies aux exigences de sa raison sociale, de servir les besoins vitaux en énergie de la collectivité nationale, et si nécessaire de ses pays limitrophes.

Je me souviens de l'esprit de solidarité et d'excellence qui régnait dans le personnel de cette entreprise. Je me souviens aussi de la culpabilité rentrée qu'il a ressenti lors de la création imposée du parc nucléaire français.

Je me souviens...

que les règles de la Communauté Européenne avaient conduit à privatiser ce service public,  qui s'était depuis doté d'une Direction de la Communication. Je me souviens du devoir de réserve qu'elle m'assigne de  soumettre ce que je dis à son autorisation, mais pour la seule partie de ma vie que j'ai passée, et que je passe encore dans cette grande entreprise...

Je me souviens...

à suivre, "Fessenheim, Bugey".


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