Mai 2009 Des usages gouvernementaux des métaphores maritimesBien des hommes politiques (à l'exception peut être, nous le verrons, de quelques marins) sont friands de métaphores maritimes, telles que «maintenir le cap », ou « tenir fermement la barre ». Est-ce contre les vents et marées des opinions contraires ? L'étymologie leur prête quelque raison puisque le verbe gouverner est issu du latin gubernare, lui-même héritant du grec Κυβερνητική. Elle a donné le terme « cybernétique» et la discipline scientifique correspondante qu'ils ne pratiquent guère. Il est fréquent de relever ces métaphores dans les discours politiques récents. « Le plus difficile, c'est de résister à la pression et de tenir la barre. Mon métier, c'est de transformer les informations en décisions, et j'y suis prêt. » « J'ai un cap, je tiendrai ce cap » « c'est comme si quand on traverse une tempête et qu'on est marin. On se met à crier contre la tempête au lieu de tenir la barre » . "Quand la tempête souffle, il est normal que les gens aient peur. Mais les Français doivent savoir qu'il y a un capitaine solide à la barre pour contenir les effets de la tempête et amoindrir les chocs sociaux. » Il faut rendre justice aux politiques actuels d'une pratique républicaine ancienne : « C’est précisément à l’heure où l’Europe traverse ces difficultés - je n’utiliserai pas le mot "crise" mais plutôt difficultés, certes sérieuses - qu’il est plus important que jamais de maintenir le cap de l’unification et de l’élargissement européens » « Cher Jacques Chirac, [...] C’est à vous de marquer le cap, c’est à vous de tenir la barre d’une main ferme. Soyez confiant, sachez que dans cette navigation, vous avez ici votre équipage. » « Giscard à la barre !» « Cela montre que ce sont les techniciens qui ont mené cette affaire et que les politiques n’ont pas su tenir la barre à temps (…). On fait l’union monétaire sans accompagnement politique. » « la Constitution donne au Président les moyens de tenir la barre. Elle est faite pour ça. » « Il faut tenir la barre en regardant l'horizon, D'Edward Heath à Gaston Defferre et à Michel Rocard, en passant par Jean François Deniau, il y eut quelques hommes politiques qui eurent de réelles compétences maritimes. Curieusement ceux là ne sont guère connus pour pratiquer la métaphore de cet appareil de navigation. Peut être est-ce parce qu'il y aurait eu quelques faits un peu difficiles à expliquer, qui ne sont guère favorables aux usages qu'en font les politiques ignorants en la matière. Si « Tenir fermement la barre » est une des expressions préférée des politiques, leur référence maritime reste à l'évidence la marine à voile. avec la propulsion mécanique les efforts sur le gouvernail ont disparu, avec l'éventuelle « fermeté » sur la barre. Pour s'en convaincre il suffit d'observer qu'il est souvent question dans leurs discours de « réduire ou non » la « voilure ». « Ce n'est pas le moment de réduire la voilure » A y bien réfléchir, ces métaphores ne sont elles pas pratiquées de façon bien imprudentes ? En effet, sur tout bâtiment de haute mer un peu conséquent, n'est il pas exceptionnel que le capitaine tienne lui-même la barre, tant il y a d'autres choses à s'assurer pour la conduite du navire ? En particulier, sur les navires à voile, grands ou petits, le souci du capitaine n'est-il pas de s'assurer de l'équilibre de la voilure, de sorte que le vaisseau ne soit ni trop « ardent », ni trop « mou » soit qu'il ne tende ni à « tirer » ni à « pousser » sur sa barre ? Ainsi celle ci ne se « tient » jamais d'une « main ferme », mais se « prend » avec doigté, et des gestes souples, pour « sentir » le bateau, sans jamais le « forcer ». Un navire n'avance-t-il au mieux de ses possibilités que lorsque les efforts sur la voilure sont équilibrés ? Alors le maintien du cap est une tâche subalterne, qui ne demande ni efforts ni grande compétence, et que l'on confie normalement, quart après quart, à des enseignes anonymes. Si c'est bien l'homme de barre qui effectue les changements de cap ou le maintient, en a-t-il l'initiative ? Que ce soit sur des navires commerciaux ou sur des yacht de plaisance transocéaniques, il est aussi bien souvent remplacé par un automate... À prétendre « tenir fermement la barre » un « capitaine » serait bien mal inspiré, plutôt que de se préoccuper avant toutes choses de l'équilibre du navire, égalisant et modérant les forces exercées par les éléments sur le navire. Au lieu de privilégier l'allure par rapport à l'état de la mer et de la direction du vent, le commandant d'un navire le mettrait à l'évidence en danger à prétendre idéologiquement en « maintenir le cap ». Cependant il en est ainsi : les métaphores maritimes ne sont elles pas des pratiques courantes qui persisteront parmi les poncifs des discours politiques ? Plutôt que de simplement s'y résoudre, n'est il pas préférable de les approfondir ? Il a existé de bons et de mauvais marins, comme de grands et de médiocres personnalités politiques. Les fortunes de mer de mauvais marins peuvent nous apprendre beaucoup sur des personnalités politiques friandes de métaphores maritimes. Aujourd'hui, où dans la tempête économique les vaisseaux de bien des pays sont « engagés », comme renversés par les carènes liquides de créances douteuses près de dix fois plus lourdes que celle qu'il ont vécu en 1929, l'histoire du Pamir est un bon exemple. Dans le vocabulaire des marins, « engagé » exprime une situation que craint tout équipage, qui évoque un état dans le quel un navire s'est laissé entraîner, sans qu'il puisse s'en sortir indemne. On se souvient de l'histoire, en 1957 de ce naufrage. Le commandant du Pamir, Johannes Diebitsc, était fraîchement émoulu. Pour jeune qu'il soit, il avait de l'entregent. Il aurait pu commencer une carrière d'avocat avant de se tourner vers la marine marchande. Sa rhétorique avait du être efficace, et il avait su à la fois convaincre le milieu des armateurs, et se faire plébisciter par les marins, dont il aurait appris à pratiquer le mauvais allemand, y introduisant volontiers quelques mots de leur argot. Il avait des idées nouvelles, et était bien décidé à réformer les usages, pour sauver la rentabilité en péril des derniers grands voiliers de commerce. Dès son premier voyage, il espérait en maximiser le profit. Il avait pour cela, avec l'accord de ses armateurs, fait remplir les ballasts au fond du navire par le volume équivalent de cargaison d'orge. De même, pour réduire la durée de l'escale à Buenos Aires, il avait fait supprimer des cloisons intérieures, et fait charger la cargaison en vrac via une trémie, se contentant de la couvrir d'une couche de sacs d'orge pour la maintenir en place. Cela ne représentait que moins de dix pour cent de la cargaison. Revenant d'Amérique du Sud, il naviguait à bonne allure vers l'Europe. Tribord amure, le vent venant donc de sa droite. Au goût du commandant en second il gîtait un peu trop sur babord. Cela aurait pu être l'inverse. Cela n'avait alors plus d'importance. Le second commencait à regretter amèrement, d'abord d'avoir obéi, puis d'avoir malgré tout embarqué, et contribué à cette situation. Que pouvait-il faire ? Le commandant avait réduit son rôle à la plus simple expression. Il s'occupait personellement de tout, s'adressant directement au maître d'équipage, voire au matelots, décidant partout des solutions imaginées dans l'impulsion de ses émotions momentanées. Lorsque la radio annonça l'ouragan « Carrie » en formation évoluant vers la route du navire, le jeune commandant décida de ne pas se détourner, et de « maintenir le cap » espérant dépasser à temps le passage de la tempête. Il y eut hélas un premier coup de vent. Les quelques sacs disposés à la surface de la cargaison furent rapidement bousculés, et la gargaison pulvérulente, à la façon d'une masse de créances douteuses malmenées de concert par une foule de traders, commenca progressivement à se déverser à la gîte. L'alerte passée, le bateau ne retrouva pas son équilibre, gîtant bizarrement malgré l'accalmie. Le capitaine envoya l'équipage dans les cales pour tenter de rétablir l'équilibre. Armés de quelques pauvres pelles, les marins s'épuisèrent sans succès à tenter de rerépartir la cargaison. Vain investissement de crise. Le bateau ne pouvait plus porter toute sa voilure. Il se traînait, perdant tout espoir de dépasser par une vitesse suffisante, la zone de tempête. Il aurait été encore temps de virer de bord, lof pour lof, et de renvoyer alors juste assez de toile pour que la gîte s'inverse. Que la cargaison, mue par la nouvel orientation de son intérêt gravitaire, vienne tant bien que mal rééquilibrer le bateau. Par quel moyen serait il alors possible de mettre en place les cloisonnements nécessaires? Le second se souvient avec regret des cloisons rigides que le commandant avait fait démonter, sous prétexte qu'elles allongaient la durée des opérations de chargement et de déchargement. Mais virer eût été perdre la face, reconnaître l'erreur et l'incompétence. L'ordre fût donc donné de maintenir le cap. Alors arriva la tempête, avec une force que le jeune commandant n'avait jamais connue. Lorsqu'il changa d'avis, il était trop tard. Car cette fois la cargaison se déversa, de plus en plus, inéluctablement, du côté ou gîtait le quatre mâts, lui interdisant toute possibilité de se redresser. Le navire ne répondait plus à la barre. A l'évidence il aurait fallu, dès le début, fuir vent arrière. L'ordre de virer à babord toute pour passer sur l'autre amure donné trop tard, le navire était trop engagé pour réagir. En fait qu'importe, la question du cap n'était plus guère pertinente. Plutôt que de vouloir sauver la cargaison, il aurait fallu abattre la mature à temps, décapiter le navire pour le sauver, avant qu'il ne s'incline ainsi... Trop tard ! Il a fini par passer par le fond. Il n'y eut que six survivants. L'absence de tout cloisonnement rigide de la cargaison et l'obstination idéologique du « maintien du cap » n'évoque-t-elle pas certaines revendications (supprimer les « rigidités ») et certaines façons de gouverner (telles que par exemple de prétendre, quoiqu'il arrive, « maintenir le cap » puis subir inéluctablement le choc des vagues, et perdant tout action sur le gouvernail, observer avec effroi le navire balloté par la puissance de la mer, tournant dans tous les sens) ? L'histoire eut un grand retentissement. Le consortium d'armateurs allemands eut bien du mal à justifier ses pratiques. Pouvait il se défendre en arguant que la force seule de l'ouragan était telle que de toutes façons aucun navire n'aurait pu en réchapper ? Dans notre métaphore maritime, la tempête économique actuelle est une sorte d'ouragan. « Une main pour soi, une main pour le navire », recommande le dicton. Cependant cela dépend un peu du navire sur lequel on est volontairement ou non embarqué. Il est des voiliers plus ou moins bien conçus pour affronter de telles circonstances. Mais lorsqu'ils n'y sont pas adaptés ce n'est plus le temps de s'en préoccuper. Ne faut-il pas alors avoir le courage de s'emparer de ces cisailles que tout voilier emporte à cet effet, et couper au plus vite les haubans, abattre les mats ? Abandonner à la mer et laisser couler sans états d'âme quelques gréements compliqués d'entreprises financières ? À la façon des jubilés des rois de la Judée antique, décrits par le Lévitique, ne faudrait-il pas remettre à jamais des créances devenues exorbitantes ? Ne rien sauver de la City Londonienne ni de Wall Street, les séparer physiquement de l'économie réelle. Et la tempête ainsi forcément passée repartir avec un gréement de fortune, en attendant d'en repenser un nouveau ? Il est d'autres fortunes de mer aussi instructives de par leur mêmes implications avec des intérêts économiques. On se souvient ainsi du ferry de la compagnie Townsend Thoressen bien étrangement nommé « Herald of Free Enterprise », soit en français le « Héraut de la libre entreprise ». Pour optimser la fréquence de ses rotations, et ainsi son rendement financier, il avait l'habitude, (était-il le seul de la compagnie ?) de quitter le quai d'embraquement avant que la porte, située à la proue du navire soit refermée. Le parallélisme des processus permettait ainsi de façon fort astucieuse de réduire la longueur du « chemin critique », d'augmenter ainsi le rendement, et donc la rentabilité des investissements. Symbole de l'efficacité, les navires de la Townsend Thoressen prenaient ainsi la mer la bouche ouverte, comme pour croquer un nouvel avantage sur la concurrence. Hélas, le 6 mars 1987, à la sortie du port d'Ostende, une vague vint par l'avant remplir le navire, qui coula, corps et biens, par le fond. Il y fut suivi le lendemain par son armateur. Dans les semaines qui suivirent, tous ses navires furent repeints aux couleurs de sa société mère, la société P&O. Honni soit qui mal y pense !
Ainsi en est il des usages dans quelques pays, outre Manche, de renommer les choses pour parer leur réputation ternie. En 1957, l'usine atomique de Windscale en Angleterre eut un grave accident, avec de graves conséquences radiologiques qui conduisirent à condamner, pour longtemps ses installations. Pour que d'autres installations de retraitement puissent se construire, à coté, sur le même site, celui-ci fut renommé Sellafield. Afin d'effacer le souvenir ? D'une troisième fortune de mer, celle-ci autrement plus célèbre, il est utile de s'instruire de quelques faits, pour ce qu'ils ont de semblables avec quelques comportements observés en situation de crise économique : il s'agit de la conception et du naufrage du Titanic, et des sauvetages qui s'en suivirent. Le risque systématique de sous estimation à 8% des fonds propres prévus pour parer les risques des banques évoque aussi la sous estimation du nombre de canots de sauvetage prévus sur le paquebot. Le navire était réputé aussi insubmersible que le semblait naguère la finance mondiale, prise dans son ensemble. Cette limitation des fonds propres de canots n'était elle donc pas raisonable ? Lors du naufrage, les femmes et les enfants des premières classes, puis les hommes furent les premiers à y embarquer. Ainsi dernièrement firent quelques financiers prévoyants, qui revendant leurs placements hasardeux s'allouèrent ce qu'ils pouvaient des fonds propres disponibles. Au détriment de l'intérêt commun, « the winner take all ». Lorsque Lehmann Brothers, respectant pourtant assez bien les critères de Bâle est passée par le fond, nombreux se sont emparés des chaloupes, ceux qui savaient qu'elle était liée par de multiples élingues à des escadres d'autres navires. Ceux-ci ont donné à leur tour de la bande, menacent à leur tour de couler, lancent des SOS désespérés, demandent assistance aux marines nationales... Hélas, dans le monde des changes flottants, il n'y a guère de terre ferme en vue !
Comment ne pas en être... ...Médusés ? à suivre, "Tribordais et Babordais" |