Ontologie : Démocritique

Janvier 2014

Lettre ouverte à Agnès Bénassy-Quéré



Bonjour Madame,

A l'écoute de vos idées claires de ce jeudi matin, quoique encore fort ensommeillé, j'ai été brutalement réveillé par vos propos, qui semblaient pourtant frappés au coin du bon sens, hors celui ci qui m'a surpris autant que votre excellent interlocuteur et animateur d'une émission de radio culturelle et matinale : la fiscalité est un angle mort des études en économie, et on n'enseigne guère aux économistes comment se lève un impôt.

On ne peut qu'être d'accord avec vous sur le fait que l'on doit séparer les rôles des impôts : on ne peut à la fois prétendre financer l’État et réguler l'économie du pays.

Cela a des raisons techniques : ce serait aussi stupide que si, lors de sa première course transatlantique en solitaire, Éric Tabarly avait prétendu obtenir la moindre poussée de la petite voile qui servait à maintenir automatiquement l'allure de son Pen Duick II et donc à barrer à sa place durant son sommeil. En fait son "régulateur d'allure" comportait non seulement cette petite voile, qui ne le poussait pas mais aussi une pale immergée dans le sillage pour au contraire prélever de l'énergie sur l'avance du bateau afin d'obtenir la force nécessaire pour agir sur la barre. Réguler commence toujours par coûter un peu, et ne rapporte qu'indirectement.

Si le rôle principal de l'impôt est de financer l’État et au travers lui toutes les choses nécessaires à l'économie (au sens étymologique du terme) d'un pays mais que les citoyens et leurs entreprises ne feraient pas si on ne le leur imposait pas, force est de constater que l'impôt a souvent de grandes conséquences régulatrices perverses sur la vie d'un pays, simplement par toutes les façons que l'on cherche pour éviter de le payer. Pourquoi donc les maisons d'Amsterdam ont des façades étroites ? Pourquoi nombre de fenêtres à meneau ont disparu en France ? Pourquoi le pain n'est pas salé en Italie ?

Les "niches fiscales" en tout genre dont vous dénoncez avec raison l'inefficacité sont à l'expérience des moyens maladroits et coûteux d'exploiter des comportements de fuite, faute de consigne maîtrisée aux incitations qu'elles créent.

Si les effets sont évidents, les objectifs sont rarement atteints ; mais les États n'ont guère d'autre moyen d'incitation efficace sur l'économie que la fiscalité et les subventions, celles-ci n'étant qu'une forme négative de fiscalité.

Si je parle ici de consigne, c'est au sens de ce domaine des techniques de l'ingénieur que l'on nomme « automatique théorique », ou « cybernétique », qui n'est que l'art formalisé de gouverner des systèmes dont l'énergie et la dynamique dépasse celles d'un humain normalement constitué.

Il est des règles de l'art dans ce domaine, que chacun peut comprendre sans pour autant devoir entrer dans ses formalismes mathématiques :

Principe 1 : "Tout système à gouverner a une dynamique, et ne peut être régulé de façon sûre que par un autre système bouclé dont la dynamique est d'un ordre de grandeur plus élevée."

Principe 2 : "On ne peut prélever d'énergie sur une boucle de régulation sans pervertir son action vers l'équilibre souhaité."

Principe 3 : "Il est dangereux de fermer la boucle de régulation d'un système loin de son point de consigne."

Transposée à la fiscalité cela signifie ceci :

Principe N°1 : Pour maîtriser son économie, un État a besoin d'un système de régulation fiscal dont la dynamique est plus élevée que celle des phénomènes socio-économiques existants dans un pays.
Ce qui était efficace à l'époque où les lois se promulguaient à la vitesse d'un cheval ne l'est plus à l'époque des micro-transactions à hautes fréquences.

Principe N°2 : Pour maîtriser son économie, un État a besoin d'un système fiscal de régulation spécifique, à assiette nulle. Son fonctionnement ne s'appuie que sur la concurrence entre les acteurs économiques pour parvenir aux consignes d'équilibre voulues, et seulement celles-ci, sans prélever le moindre financement pour ses propres nécessités.

Pour fonctionner correctement l'économie n'a besoin que de règles de concurrence claires, équitables et stables, qu'importe soient elles. Un État n'a-t-il pas le droit, sinon le devoir d'établir ces règles sur son marché, pour y équilibrer l'économie et le préserver de ses errements naturels ? Et sans protectionnisme.
(en appliquant prudemment le principe N° 3)

Si l'équilibre d'une économie est une chose complexe, il est nombre d'ingénieurs comme de biologistes connaissant des systèmes de régulation plus complexes, capables de maintenir de multiples consignes d'équilibre simultanément. Observez comment dans un avion de ligne tous les asservissements en assurent le pilotage. Ou observez vous vous-même agir, respirer, marcher, rouler à bicyclette, en maintenant de façon unifiée des équilibres complexes.

Formellement une situation momentanée par rapport à un état souhaité d'équilibre complexe peut se représenter comme un vecteur dans un espace à autant de dimensions que de consignes élémentaires à faire respecter. La longueur de ce vecteur est alors une grandeur scalaire représentative de l'écart global par rapport aux consignes élémentaires.

Il est donc possible de concevoir un impôt fondé sur ce principe, dont l'assiette est calculée comme la norme d'un vecteur d'écart par rapport à un vecteur d'équilibre dans un espace à autant de dimensions que de consignes élémentaires de comportement économique indépendantes.

Il est possible de réguler ainsi (les ingénieurs disent "asservir" !) plusieurs grandeurs à la fois : par exemple ce pourraient être les exposants de la fonction de production capital/travail d'une entreprise, combinée à ses propres écarts sociaux, ainsi qu'à sa position de domination ou non par rapport à sa concurrence...

Je ne sais par quoi il faudrait commencer, et je vous sais à l'évidence plus qualifiée pour en faire le choix.
Comme pour un modèle d'avion avant son premier vol, cela se simulerait fort bien, et serait une activité des plus créatrice pour des économistes qui se feraient un plaisir de trouver et tester les bons critères et ajuster les coefficients de gain (au sens de l'automatique théorique).

Pour respecter le principe N° 1, l'arsenal des impôts classique est bien mal armé : les impôts directs sur les sociétés comme sur les revenus des citoyens, établis avec des constantes de temps d'une année sont inadaptés face aux fréquences propres des phénomènes économiques modernes : établir l’assiette de ces impôts est aussi ardu que de prétendre conduire une voiture en n'ouvrant les yeux que par intervalles de quelques secondes.
De même qu'il ne faut pas s'étonner que les véhicules martiens téléguidés depuis la terre soient condamnés à des vitesses très faibles, il faut accorder beaucoup de compassion aux fonctionnaires des finances publiques en charge de proposer des barèmes d'impôts directs qui soient adaptés à chaque année économique à venir. Cela s'avère en pratique une mission impossible.

S'ils n'étaient établis que de façon globale, pour des périodes de plusieurs années, les impôts indirects seraient plus adaptés dans la mesure où ils sont prélevés sur chaque transaction. Mais comme vous le dites fort bien on n'imagine pas devoir présenter sa feuille d'impôt pour calculer la TVA à acquitter pour chaque transaction...
Votre observation est juste pour ce qui est de la demande, mais l'est-elle forcément aussi du coté de l'offre ?

Pour l'offre, le caractère récupérable de la TVA implique une déclaration mensuelle de la part des entreprises commerciales. ces événements ont donc une fréquence propre d'un ordre de grandeur plus élevée que celle des déclarations d'impôts directs. Et elle est encore trois fois plus élevée que la fréquence des bilans trimestriels exigés par les actionnaires des grandes entreprises.

Cependant comme vous l'avez souligné avec raison, la TVA ne peut combiner à la fois les deux rôles, de financement et de régulation, car cela contrevient à notre principe N°2. De plus son caractère "récupérable" tend à rejeter son effet sur le seul acteur final.

Il nous faut donc résoudre une contradiction : il est nécessaire de disposer d'un outil fiscal de régulation économique efficace, à assiette globalement nulle pour répondre à notre second principe, et dont la dynamique soit la plus élevée possible, avec une fréquence propre adaptée à la fréquence des transactions. Pour que son assiette soit nulle, il faut que le jeu de la concurrence qui en est le moteur fasse bénéficier aux acteurs les plus proches des consignes d'équilibre ce que paient ceux qui en sont le plus loin.

Imaginez donc d'associer les deux, comme les deux étages d'une fusée : un gros premier étage de TVA ordinaire qui ne sert qu'à financer les besoins d'un État, et un second petit étage de notre nouvel impôt - non récupérable celui là - qui s'y adosse et vient le moduler.

Pour respecter notre principe N°3, il faut au début que cet étage soit bien petit, soit que son amplitude ne dépasse pas un ou deux points relativement aux vingts du premier étage, voire moins, Son efficacité psychologique sur les acheteurs risque d'amplifier au delà de toute espérance, voire de façon dangereuse son efficacité rationnelle purement numérique.

Le second étage bénéficie opportunément des procédures existantes de déclaration du premier étage de la TVA actuelle, pour lui adjoindre les quelques renseignements déclaratifs nécessaires à établir le vecteur d'écart entre le comportement de l'entreprise et la consigne d'équilibre économique qui aura été prédéfinie par la loi.
Et en calculer sa longueur.

En l'état actuel des choses une telle idée a pour effet de faire hurler n'importe quel chef d'entreprise.
(J'ai essayé...) Cependant, à y regarder de plus près ils seraient peut être satisfaits de ce système s'il pouvait remplacer l'arsenal complexe en place d'impôts sur les sociétés et sur leurs bénéfices commerciaux. Ils n'auraient plus qu'à se concentrer sur leur situation face à la concurrence sur le marché. Peu leur importent ce que seraient les nouvelles conditions de cette concurrence pourvu qu'elles restent stables et équitables.

Il est en effet bien probable que de tels dispositifs permettent de réduire fortement les prélèvements obligatoires, dans la mesure ou le caractère incitatif de notre petit impôt induira des prélèvements volontaires cette fois, que tout un chacun préfèrera pour la liberté apparente de leurs choix.

Les prélévements volontaires sont aussi préférables aux prélévements obligatoires, en ceci qu'ils ne souffrent pas des mêmes constantes de temps de retard pur que les modalités redistributives des prélévements obligatoires.

Tout cybernéticien sait que un système de conduite, de régulation, de pilotage, ou de gouvernement es d'autant plus difficile à stabiliser qu'ils est déphasé, donc en retard par rapport à ce qu'il gouverne.

L'amplification que donnent les nouvelles technologies aux dynamiques des phénomènes socio-économiques rend inefficace les systèmes redistributifs organisés par les institutions étatiques classiques, en raison des constantes de retard pur qu'elles induisent, qui ne peuvent que déstabiliser les économies.

Ainsi donc, contrairement à votre conclusion, distribuer est préférable à redistribuer, et le rôle d'un État moderne est de réguler de quelle façon la société civile se distribue de façon aussi dynamique qu'équitable le produit de son travail plutôt que de se substituer à elle pour corriger avec retard les effets destructeurs de son fonctionnement incontrôlé.

Si ainsi les prélévements obligatoires ne servaient qu'au seul financement du fonctionnement de l'État, il est permis de penser qu'ils ne devraient pas dépasser quelques seize pour cent du produit intérieur brut. Pourquoi seize ? Parce que c'est la part que prélève le cerveau d'un humain sur son organisme... L'État y est relativement peu coûteux ; n'y est il pas plus efficace ?

La vie a émergé localement, sans consensus universel ; développer une telle régulation est un processus appliqué à un marché local, nécéssairement évolutif et adaptatif, sans impliquer de fermeture aux autres marchés du monde extérieur. Comme lorsque la vie a émergé cela introduit des sortes de membranes. Elles remplacent les frontières plutôt que de les faire tomber par des accords de libre échange aux conséquences bénéfiques pour quelques uns, dévastratrices pour une majorité d'autres.

Cela implique de développer un peu d’ingénierie spécifique, avec une procédure de déclaration, de calcul de l'assiette courante, de restitution des barèmes applicables par chaque entreprise pour le mois suivant, et de gestion d'une caisse de compensation jouant un rôle semblable à celui d'un vase d'expansion dans un circuit hydraulique.
Si cela implique quelques développements informatiques, j'ai pu en tester la faisabilité auprès d'étudiants qui en ont développé des prototypes en moins de cinquante heures.

Après vous avoir entendu, je ne pouvais pas ne pas soumettre cette utopie à votre réflexion.

Veuillez excuser ce trop long message, qui ne prétend pas à la clarté et à la qualité de ceux que vos chroniques font passer sur France Culture.

à suivre, "Lettre ouverte à Ségolène Royal".


Démocritique


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