Novembre 2022
Épilogue Nucléaire
Aujourd’hui, soixante années après le début de cette histoire, en me retournant vers ces efforts passés, au regard de la défaillance de nos politiques énergétiques, je devrais éprouver un certain sentiment de colère. En fait non.
Je ne regrette pas les choix que j’ai fait, aussi immature et naïf que j’ai pu être lors de mes premiers. Et pourtant, le choix de travailler pour l’industrie nucléaire m’a rendu l'existence difficile tout au long de ma vie.
Pour mes relations personnelles, familiales, amicales pour lesquelles l’industrie de l’énergie nucléaire est constamment réprouvée, le fait que j’y contribue a toujours été un sujet tabou, sinon polémique.
“Comment est-il possible de participer à une activité aussi nocive ?”
Le monde se partagait alors en deux partis opposés, d’un côté les “pros-nucléaires”, majoritairement de droite, (hors la CGT !) productivistes, avec des arguments essentiellement économiques, et sans aucune motivation écologique, et de l’autre des farouches “anti-nucléaires” de gauche, écologistes verts, anti-capitalistes, anti-industrie, et bien tardivement alarmés par l’évolution du climat.
De part et d’autre, l’affrontement des arguments reste stérile.
Comment expliquer que c’est pour des raisons qualifiées aujourd’hui d’écologiques que j’ai décidé de travailler pour cette industrie ?
À dire les faits, à critiquer moi-même les défauts criants des pratiques de cette industrie, et à argumenter pourtant qu’il reste préférable de l’exploiter, à l’évidence je n'étais guère compris.
Dans un environnement personnel plutôt “de gauche”, mes raisons n'étaient pas entendables.
Bien plus tard, j’ai souri lorsque j’ai entendu quelques écologistes allemands devenir “pro nucléaire.”
Alors qu’ils ont lutté avec un indéniable succès contre cette industrie jusqu’à ce qu’elle en vienne à disparaître de leur pays, ils en sont venus à le regretter.
En 2023, faute d’approvisionnement suffisant en gaz, l'Allemagne souffrira de pénurie d’énergie.
Je n’ai pas le talent dialectique de Jean-Marc Jancovici, avec qui sur ce sujet j'ai de solides raisons d'être en désaccord.
Je n’ai jamais eu ni le loisir ni l'envie de me consacrer comme lui au travail d’observations statistiques qu’il effectue avec l'association "Le Shift Project".
Il n’a commencé que dans les années 90, soit quinze ans après mon engagement, qui était motivé par de semblables observations.
Mon expérience m’empêche de souscrire à son plaidoyer pour l'énergie nucléaire en France :
il est aujourd’hui trop tard, tant les compétences se sont dispersées, l’outil industriel construit dans les années soixante dix du siècle dernier est démantelé, de sorte tout a été fait pour empêcher la relance de cette industrie en France et en Europe.
Peu après, l’ASN devait s’exprimer dans le même sens.
Prétendre revenir en arrière me semble vain et même contre-indiqué.
Si autrefois je jugeais bon de contribuer à cette industrie, c’est pour que la Qualité du service énergétique à donner au pays soit irréprochable. Dans les premières années, tant que nous étions encore dans un contexte d’économie planifiée, avec des grands programmes pluri-annuels apportant des économies d’échelle inégalées dans le monde entier, cela fonctionnait de façon exemplaire, malgré et peut être cyniquement, en raison même de la grande culpabilité des personnels d’EDF face à la désapprobation d’une grande partie de la population.
Je n’étais encore guère préoccupé de la façon dont l’énergie électrique était utilisée.
Pour témoigner, il faut se souvenir que ce grand service public s’est fendue d’une étonnante campagne de publicité “nous vous devons plus que la lumière”, ce qu’à l’époque les citoyens ordinaires satisfaits d’un service pour lequel ils n’avaient guère de choix n’ont pas compris. Cette publicité était destinée davantage aux personnels d’EDF qu’à la population qu’ils servent ! Le message sous-jacent n’était-il pas “nous vous devons surtout la sûreté des installations ? "
Cette culpabilisation a eu une conséquence sociale fatale, dont les mouvements écologistes portent une large part de responsabilité, mais dont ils n’ont guère conscience.
Ce que j’ai vécu en termes de relations avec mon entourage n’a rien d’original. Chacun à sa façon, mes collègues s’en sont arrangés, taisant leur activité ou au contraire la vantant jusqu’à en devenir dogmatiques eux-mêmes... Qui souhaite être dénigré ?
Ainsi était monté en moi un certain sentiment de colère...
Car si dans les années soixante-dix l’ingénierie nucléaire était assurée par des d’ingénieurs de qualité, au fur et à mesure que les années ont passé, le renouvellement de cette qualité humaine est devenu de plus en plus difficile, quasi impossible après les catastrophes de Tchernobyl puis de Fukushima.
Les oppositions sont devenues de plus en plus dogmatiques. Dans ce contexte, d’année en année, recruter et instruire les meilleurs professionnels est devenu de plus en plus compliqué.
Les meilleurs, ceux qui ont le choix de leur avenir, ont préféré d'autres activités, réputées -à tort ou à raison- moins répréhensibles. Nos meilleurs ingénieurs se sont tournés vers la finance, le “management”, ou encore le commerce.
J’ai été atterré des conséquences néfastes de l’ouverture artificielle du marché et du découpage de l’entreprise EDF qui n’ont pas manqué d’advenir.
Au tournant du siècle, EDF-GDF s'est coupée en quatre et a ouvert son capital à des investisseurs privés, passant subrepticement d’une société de service public à société de service cupide, censée, selon les canons du libéralisme économique, avoir pour principal objectif de “créer de la valeur” pour ses nouveaux actionnaires.
Ainsi s’est découpé un service public efficace en un ensemble de compagnies vouées à dépérir, voire à faire faillite.
J’ai été en colère d’avoir dû vivre ce démantèlement.
La loyauté du personnel a un prix, dont ceux qui ont été placés à la tête d’EDF ont progressivement fait l’économie.
Après le départ à la retraite des pionniers, leurs ont succédé à tous les niveaux des personnels qui se sont avérés de qualité insuffisante. Les errements puis la faillite de Framatome, les malfaçons en série de la construction de l’EPR de Flamanville, les accidents de maintenance du parc actuel en ont apporté des preuves régulières.
J’ai été fort étonné des discours d’autosatisfaction qu'aux mêmes moments la Direction d’EDF diffusait aux nouveaux actionnaires d’EDF, dont, avec les 37 actions qui m'ont été allouées, je fait partie.
Mais maintenant que le contexte d'abondance énergétique disparaît, j'observe que contrairement au slogan affiché dans toute publicité sur l’énergie, "l'énergie est notre avenir, économisons là” il nous faudrait plutôt assimiler ceci :
“L’énergie est notre passé,
pour que l’entropie ne soit pas notre avenir,
il nous faut la réduire”.
Pendant ce temps-là, suite à la politique d’ouverture entamée par Deng Xiaoping, la Chine a commencé de bâtir un programme semblable à celui que nous avions bâti de construction de centrales nucléaires. Elle s’est instruite en achetant notamment des réacteurs à EDF via Sofinel, sa filiale commune avec Framatome. Selon sa stratégie, la Chine a acheté aussi le savoir-faire, ce qui est notoirement nécessaire à la sinisation de la documentation.
Alors que le programme de construction d’EDF appartient au passé, celui de la Chine est en plein essor. Ce sont des personnels chinois qualifiés qui ont fait l’acquisition de deux réacteurs EPR. À la fin de l’an 2018, bien qu’avec retard, leur première tranche avait déjà produit ses premiers gigawatt-heures, alors que celle de Flamanville dont EDF ne voulait pas n’en finissait pas de s’achever.
J’ai été en colère contre la stratégie suicidaire à petit feu qu’EDF et nos gouvernants ont choisie. Edf s’avère désormais incapable de maintenir la production de son parc existant.
Mais avec un peu de recul, est-ce vraiment défavorable ?
L’épidémie de Covid19 a imposé à l’humanité l’expérience hautement improbable de suspendre une grande partie de sa production.
À côté de l’horrible mortalité qu’elle a provoqué, elle a montré nos carences sociales et les excès des productions dont l’humanité s’est momentanément passée.
Nous avons repoussé d’une année nos échéances climatiques et entropiques.
D’aucuns, tels Bruno Latour ont tenté de mettre à profit ce temps pour réfléchir, remettre en cause nos modes d’existence.
Notamment Jean-Marc Jancovici a observé qu’il nous faudrait “un covid tous les ans” pour atteindre les objectifs des COPs.
N'imaginant pas comment équilibrer sans mal des sociétés en décroissance, nos gouvernements n’ont eu de cesse que d’organiser une vaste relance, “quoiqu’il en coûte”.
La logique économique les a poussé à faire repartir de plus belle l'ensemble des activités. On n’aura jamais émis autant de CO2 qu’en 2021.
Entretemps le Shift Project nous a annoncé la fin du pétrole abondant en Europe pour 2030. La guerre en Ukraine en a rapproché artificiellement l'échéance.
Le Covid19 ayant réussi à désorganiser les planning de maintenance du parc nucléaire français, ce auquel s’est ajouté la détection de multiples défauts à réparer, l’objectif de réduction à 50% de la capacité de production nucléaire s’est naturellement imposé, mais à l’insu de notre plein gré.
Est-ce une mauvaise chose que la transition énergétique n’ait pas lieu ? Et que l’on soit pris au dépourvu ? Ce n'est pas sûr...
Avoir contribué à épargner 10 000 000 000 tonnes de CO2 en trente ans est-il forcément une bonne chose au regard de la façon insouciante dont nous avons gaspillé l’énergie ?
Qu’avons nous fait d’utile des quelques 6*1010 MWH produits en 40 années par nos réacteurs nucléaires ?
Faute d’en maîtriser l’usage, n’est-il pas préférable qu'en soit réduite la production et les nuisances ?
La géopolitique belliqueuse de la Russie a anticipé cette réduction nécessaire des consommations énergétiques en Europe. Bénéfice collatéral de l’inexcusable horreur de la guerre, elle contraint le monde à reconsidérer non pas la valeur de l’énergie consommée et de ses nuisances.
Maintenir notre production d’entropie est désormais inacceptable, d’autant plus que nous avons occulté, avec les déchets que sont les gaz à effet de serre, le moyen de la laisser rayonner dans l’espace intersidéral.
La défaillance d’EDF a ramené opportunément la France au sort commun de pénurie d’énergie en Europe.
Ayant pris le recul nécessaire pour observer les autres aspects de l’entropie croissante des activités humaines, et la décadence extrémiste des institutions démocratiques, j’en suis venu à souhaiter la pénurie d'énergie, qui force la réduction des entreprises humaines et de leur commerce mondial.
Ce n’est pas une mauvaise chose que nos gouvernements soient, à leur corps défendant, obligés de renoncer à la croissance des PIB, et obligés d’accompagner les populations et leurs entreprises dans des stratégies d’austérité énergétique.
Nombre d’entre elles se voient hélas contraintes à la faillite, ce qui réduit d’autant la consommation et la pollution de leurs activités. /
Enfermés dans un modèle libéral de croissance obligatoire, nos gouvernants tentent à coups de milliards de relancer l’activité, de relocaliser, de réindustrialiser : sans énergie abondante cela est vain, qui arrive trop tard.
Lorsqu’un avion perd de la puissance, il ne sert à rien de tirer sur le manche et de le cabrer pour qu’il continue de monter. Cela finit fatalement par le faire décrocher, puis chuter inexorablement comme ce fut le cas pour le vol RIO-Paris AF447 d’Air France.
Ne serait-il pas plus sage de réserver l’énergie restante à rechercher où se poser.
“Où atterrir ?” suggérait Bruno Latour.
La récession mondiale qui advient serait-elle la seule façon de traiter la dérive climatique inéluctable des prochaines années ?
Le Giec nous a appris que ce que l’on soupçonnait s’est avéré plus grave que ce l’on entrevoyais : l’humanité est en train d’achever de détruire ses conditions de vie.
Les intérêts divergents des chefs d’État que l’on s’est attribués, et les intérêts divergents des entreprises qu’ils soutiennent tendent à détruire nos conditions vitales dans ce mince espace au-dessus de la Terre où s’est développé la vie.
Le “combat à coup de gourdins” de Goya peut être une métaphore saisissante de ce qui advient ainsi : les humains se battent entre eux sans se préoccuper des sables mouvants qui vont les engloutir.
Faute d’énergie, pouvons-nous poursuivre ces affrontements égoïstes qui nous conduisent à notre perte ?
Désormais, de façon pragmatique, j’en suis venu à considérer comme souhaitable voire même insuffisants les scenarios proposés par l’association Négawatt !
Ce que nos dirigeants se refusent d'accepter, la Nature vient nous l'imposer.
Face à nos errements elle est dans son droit. Si j'en suis inquiet, je ne peux contre elle être en colère.
Il nous faut rembourser la Terre !
Démocritique
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