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2016 Colère nucléaireIl est pour le moins agaçant de voir se déconsidérer des métiers industriels que l'on a autrefois pratiqués, qui font appel à de grandes compétences techniques de tous ordres. Il est pour le moins agaçant de voir son ancienne entreprise d'ingénierie nucléaire faire l'objet de la une des médias pour des erreurs de conception telles que tout un chacun est désormais en droit de douter de sa compétence. Ainsi l'opinion défavorable à ces métiers se trouve à chaque fois justifiée davantage. Qu'importe que cette opposition croissante soit ou non majoritaire : il ne s'agit pas de politique, mais de sûreté nucléaire, due à toute l'humanité indépendamment des nations. Les vents et les courants ne connaissent pas de frontière. Ainsi en vient-on à travailler contre la collectivité que l'on est sensé servir, simplement par ce que l'on continue d'être soi-même persuadé que cela est bien. Ou cyniquement parce que c'est son propre intérêt de continuer à agir de la sorte. Lors du lancement du programme nucléaire français, qui a coïncidé avec la crise pétrolière de 1974, les choses apparaissaient plus claires. La majorité de l'opinion a été favorable à ce choix d'indépendance énergétique. Cela devait changer par la suite, notamment au moment où, les choses se concrétisant, il a fallu choisir des sites. La question semblait alors d'ordre simplement pédagogique. Ne suffisait-il pas d'expliquer ces métiers, le fonctionnement des processus, la rigueur des démarches de sûreté ? Mais la population était-elle capable de comprendre tout cela ? Avait elle simplement le minimum de maturité pour s'y intéresser ? Si on voulait bien condescendre à donner quelques explications, pouvait on supporter quelque objection de quelconques citoyens ordinaires, forcément incompétents ? Pour qu'ils soient compétents, ne faudrait-il pas qu'ils aient une formation telle que l'on ne la trouve que chez ses pairs ? La question n'est pas simple. Elle existe dans bien des professions. Elle ne se résout le plus souvent que par des règles de déontologie professionnelle, qui ne prennent toute leur valeur que lorsque leur application est contrôlée. Ainsi le serment d'Hippocrate affiche la déontologie du médecin, et les bases philosophiques de son métier. Si à lui seul il ne garantit pas contre la faute, il rend le médecin pénalement responsable. Une déontologie peut elle supporter le mensonge, ne serait-ce que par omission ? La question peut se poser en médecine : faut il annoncer son état à une personne affectée d'une maladie incurable ? En revanche cette question ne peut se poser de la même façon pour une industrie ayant à maîtriser de grands risques. La situation du médecin est fort différente, puisqu'il n'est ordinairement pas à l'origine de la maladie qu'il traite. Il est difficilement supportable d'entendre les propos du Commissaire à l'Énergie Atomique, rapportés dans un reportage de Laure Noualhat, invitant tout un chacun à accorder aveuglément la confiance, "sans laquelle aucune initiative serait possible". ![]() À l'époque où se développaient les études des centrales nucléaires du parc actuel, leur philosophie était exactement opposée, et c'était là toute leur grandeur.
Au risque d'étonner certains, il faut rappeler que les bureaux d'études étaient constitués d'une génération de jeunes ingénieurs qui avaient vécu et souvent participé aux événements de 1968. Beaucoup avaient lu "l'utopie ou la mort" de René Dumont. En entrant dans ces métiers, ils avaient conscience des dangers potentiels qu'ils traitaient et s'engageaient à se défier de tout, pour produire la meilleure qualité possible.
Cependant, l'intérêt objectif d'une entreprise à réduire les risques inhérents à son industrie n'est pas en soi suffisant pour constituer une déontologie. La responsabilité de l'industriel n'était-elle pas délimitée par ses seuls contrats ? Ainsi, les critères de sûreté que l'on s'appliquait à respecter variaient-ils d'un contrat à l'autre, selon les réglementation nationales. J'eus la chance de travailler sur le contrôle-commande de réacteurs destinés à la Belgique, dont les critères de sûreté étaient particulièrement sévères. En plus des accidents de référence "classiques", ils prenaient en compte diverses sortes d'événements ou d'accidents d'origine externe, explosion d'un méthanier devant la centrale, attaque terroriste en salle de commande...
Pourquoi ne devait on pas respecter de tels critères en France ? Tout cela n'avait rien de secret. Il n'en a simplement pas été fait de publicité. Maintenant qu'il y a prescription, je peux raconter comment, un premier avril des années soixante-dix j'avais fait circuler par le courrier interne de Framatome une fausse lettre d'intention issue d'EDF. Elle était dûment datée mais non signée (comme cela se pratiquait pour prévenir d'une demande). Cette lettre signifiait à Framatome l'intention d'aligner les critères de sûreté français sur ceux appliqués en Belgique. À mon grand étonnement, il y eut un branle bas de combat dans les bureaux d'études, des groupes d'ingénieurs ont travaillé dans l'urgence pendant toute la journée, jusqu'à ce que quelqu'un s'avise de la date portée à l'entête du document... Il en est de cette industrie comme il en est d'une chaîne, dont la qualité n'est que celle de son plus mauvais maillon. Elle souffre comme d'un péché originel d'une culture du secret, largement répandue de par le monde, naturellement héritée de ses activités militaires. Elle souffre de ses mensonges passés et de ses omissions présentes ; quoique elle prétende, elle continuera toujours de souffrir de son manque de visibilité, (et non de transparence !). Pourrait elle survivre à la publication d'un véritable travail d'historien sur l'ensemble de ses errements ? Il en est de fort drôles qui n'en font pas moins rétrospectivement frémir. Et puis il y eut les vrais accidents. L'existence de celui de Tchéliabinsk, à la fin des années 50 était une rumeur. Était-il d'origine militaire ou civile ? On le savait grave, mais on en ignorait l'étendue des conséquences. L'accident aux États Unis de Three Miles Island, qui est à ce jour le plus grave accident nucléaire civil survenu en Occident a été paradoxalement rassurant. Malgré une succession alors jugée hautement improbables d'erreurs humaines, conduisant à la fusion partielle du cœur, l'installation était restée suffisamment intègre pour préserver l'environnement et les populations à l'entour.
Il en a été tout autrement pour l'accident de Tchernobyl ; en deçà de ses conséquences humaines et écologiques, cet accident fut aussi vécu comme une sorte de trahison. Comment avait on osé concevoir ainsi de telles installations ? Comment pouvait on permettre de les exploiter de cette façon ? Si on pouvait trouver des professionnels capables de telles erreurs, comment prétendre expliquer que cela n'est pas possible chez nous ? En France, les mensonges proférés à cette occasion pour rassurer la population ont fortement contribué à déconsidérer l'ensemble d'une profession. Malgré cela, la démocratie en France a fonctionné de telle façon que le parc nucléaire put être achevé. Est-ce poussé par un sentiment de culpabilité ? Tout s'est passé alors comme si l'ensemble du personnel d'EDF était engagé dans un devoir d'excellence du service public. Ce qui s'est traduit par les meilleurs sondages d'opinion devait avoir son apogée lors de la tempête de 1999. Cependant, le temps passant, les industriels de l'énergie nucléaire espèrent que l'opinion oublie. L'argument du CO2 venant l'aider, elle retrouve des vertus écologiques : à la différence des autres énergies fossiles ses déchets sont "confinables", dans des volumes réduits. Mais à défaut de réussir à les transmuter artificiellement vers des isotopes à demi-vie courte ils resteront dangereux bien au delà des temps que l'histoire humaine autorise à anticiper. À l'expérience des carences dans cette profession, et des vicissitudes des sociétés humaines, qui peut prétendre désormais que cette boîte de Pandore ne sera jamais ouverte ? Entre temps Les contextes et les hommes ont changé, et leurs champs d'intérêt aussi. Aujourd'hui, ceux qui ont conçu le programme nucléaire français ont pris ou vont prendre leur retraite. À l'expérience, leur histoire semble oubliée, comme bien de leurs exigences. Ceux qui les remplacent travaillent dans des conditions techniques, économiques et politiques alors méconnues, conséquences de l'informatisation de toutes les activités. Pour l'industrie nucléaire, attirer des nouvelles compétences est devenu un enjeu crucial.
Ainsi les journaux affichent des publicités pour la promotion de ces métiers, avec des photos bucoliques, montrant en arrière plan, depuis des champs de fleurs, le haut d'une installation nucléaire. Pourquoi n'en montrent elles que le haut ? Le bas serait-il moins présentable ? Pourquoi donc les centrales nucléaires de production d'électricité sont elles entourées d'enceintes barbelées, surveillées à la façon d'une prison ?
Les générations nouvelles vivent dans des mondes ouverts, pleins de technologies nouvelles. Comment travailler derrière des barrières pourra-t-il les séduire ? Hélas pour eux, heureusement pour nous, de par sa philosophie de sûreté, l'industrie nucléaire est plutôt conservatrice. Il n'est pas sûr qu'ils acceptent facilement et longtemps le carcan des procédures qui conditionne la vie des installations. Ou alors il faudra les payer très cher, et ce n'est pas vraiment le sens actuel de l'histoire. La génération qui a conçu le parc actuel l'imaginait transitoire, entre deux technologies, espérant notamment qu'en trente années on maîtriserait l'autre coté du spectre des énergies potentielles des noyaux atomiques, en transmutant de l'hydrogène en hélium, ce que l'on ne sait faire encore qu'avec une bombe thermonucléaire.
La question des déchets est le talon d'Achille de cette industrie, quoiqu'elle ait quelques vertus écologiques : à la différence des autres énergies fossiles ses déchets sont "confinables", dans des volumes réduits. Mais à défaut de réussir à les transmuter artificiellement vers des isotopes à demi-vie courte ils resteront dangereux bien au delà des temps que l'histoire humaine autorise à anticiper. À l'expérience des carences dans cette profession, et des vicissitudes des sociétés humaines, qui peut prétendre désormais que cette boîte de Pandore ne sera jamais ouverte ? Le gaz carbonique et le méthane que nos activités laissent échapper dans la haute atmosphère y sont des déchets, dont la durée de vie dépasse celle de l’humanité. À la différence de celle des déchets nucléaires, cette outre de Pandore est ouverte à tous vents. En l'absence d'autre solutions trouvées que l'enfouissement, est-il raisonnable d'envisager d'en augmenter inconsidérément les volumes ? Comme au début de ma carrière, je persiste à penser qu'il est préférable d'investir dans leur transmutation en isotopes à faible durée de vie, pour laquelle la technologie de réacteurs PWR de production d'énergie est inadaptée. De par son médiocre rendement thermodynamique, elle devait et doit encore rester transitoire. Mais pendant que notre programme de réacteurs se développait il y eut en France une période d'étiage pour la recherche et le développement d'autres solutions énergétiques, faute d'espérer concurrencer les prix très bas de l'énergie nucléaire. Le parc de centrales française a vieilli, comme celui de nombreux pays. Les pays " émergents " affichent des besoins énergétiques croissants. La dernière crise pétrolière a préfiguré la fin du pétrole. Les enjeux du réchauffement climatique conduisent à réduire les émissions de gaz carbonique. Avec ces arguments, l'industrie nucléaire engage un nouveau départ. Le temps passant, elle espère que l'opinion oublie les accidents passés, et accepte les inconvénients du développement de sa production de déchets. Avec une philosophie fondée sur la prudence, les technologies nucléaires supportent mal les grands changements. Ainsi le réacteur EPR dit "de 3eme génération" reste un modèle de réacteur à eau pressurisée classique dont le cœur est optimisé, la puissance augmentée, le schéma des auxiliaires de sauvegarde est modifié à la marge. On s'est contenté d'un dispositif de collecte du cœur en cas de rupture de la cuve elle-même, accident que jusque là on n'avait jamais envisagé. Ce que tout citoyen peut constater, c'est que jusque là Électricité de France n'avait jamais semblé moins pressée d'acquérir de nouveaux réacteurs : aucun des précédents paliers nucléaires n'avait fait l'objet d'une commande inférieure à quatre " tranches ". Électricité de France a longtemps repoussé sa décision de construire un EPR, laissant à la Finlande le soin d'être la première à expérimenter ce nouveau modèle. En ne commandant qu'un seul réacteur EDF renonce a priori à toute économie d'échelle. Ce faisant ne montre-t-elle pas qu'elle n'en a guère besoin. N'a-t-elle pas été jusqu'à partager cet investissement avec son partenaire Italien ENEL ? Que peut comprendre le citoyen à cette stratégie ? Qu'au vu de ce que publient les médias sur l'EPR, Électricité de France aurait quelque raison de se montrer prudente ? Après des années d'activité réduite, la profession aurait-elle perdu son savoir-faire ? Il semble loin le temps où l'on était capable de faire diverger un nouveau réacteur tous les six mois, où en France les forges tournaient à plein régime. Qu'en reste-t-il ? Les cuves des réacteurs EPR sont issues de forges japonaises... Pour un ancien du métier, il est pour le moins très agaçant de voir se déconsidérer une profession dont la qualité était reconnue, aussi débattu que soit l'objet de son activité. Jamais il n'aurait imaginé voir trois autorités de sûreté en mesure de mettre en cause conjointement l'architecture du contrôle commande d'une nouvelle génération de réacteurs. Cela est très agaçant parce que l'histoire semble se répéter. À cause de la faillite d'un projet de contrôle commande informatisé, les premiers réacteurs du palier nucléaire précédent avait subi un retard d'une année, alors que l'installation était achevée. Il avait fallu en urgence changer de fournisseur, ré-spécifier les fonctions sur le nouveau matériel, sans pour cela attendre l'avis de l'autorité de Sûreté. les leçons de cette expérience coûteuse semblent avoir été oubliées. Cela est agaçant parce qu'au vu de ce qui est annoncé, les nouveaux concepteurs semblent avoir oublié les règles de base de la sûreté que sont la séparation intégrale entre les fonctions de sûreté et de sauvegarde et les fonctions de pilotage normal, le critère de simple défaillance, l'élimination des défauts de mode communs de tous ordres... Cela est agaçant que trois autorités de sûreté aient dû intervenir pour faire respecter ces principes, sans que les procédures d'ingénierie interne des bureaux d'étude ne l'aient anticipé. Enfin il est aussi fort agaçant que l'avis conjoint des autorités de sûreté intervienne si tard, alors que les installations sont déjà très avancées. Comme si l'accès aux documents d'ingénierie avait été long et difficile. Ces documents seraient ils encore transmis sous forme imprimée, par courrier, comme cela se pratiquait autrefois ? Après plus de quinze années d'existence d'Internet, cela ne serait-il pas étrange ? Aujourd'hui Areva investit lourdement pour reconstituer un outil industriel opérationnel qui avait été en grande partie perdu. On peut comprendre que pour elle l'enjeu de la réouverture du marché des installations nucléaires est crucial. Mais l'intérêt d'Areva est il celui du citoyen européen ou simplement du citoyen français ? A-t-on besoin de réacteurs EPR en France, autrement que pour des raisons d'Etat ? Lentement mais sûrement, Électricité de France s'est persuadée qu'il lui faut prolonger la durée de vie du parc nucléaire, et investir pour cela. Mais dans quelles conditions, et combien de temps ? Cela est en débat. Montrer, comme on s'y attache, que l'on peut de façon sûre en prolonger l'exploitation de dix ans, voire de vingt ans est dans l'intérêt pragmatique de tout le monde, du citoyen, d'EDF et même d'Areva. Mais au delà de vingt ans l'intérêt d'Areva diverge de celui de l'exploitant comme de celui du citoyen : les réacteurs EPR de troisième génération pourraient perdre toute pertinence en France. Imaginons que l'on puisse doubler la durée de vie initialement prévue des installations plutôt que de les remplacer. Ramenés aux quantités d'énergie vendues, les ratios de coût de déconstruction seraient fortement réduits. Les coûts des impacts écologiques de nouvelles installations seraient évités, comme ceux des transitions entre les parcs successifs. Aujourd'hui la durée de vie d'une centrale est limitée par la durée de vie de la cuve de son réacteur. Elle est sur le chemin critique, depuis la décision de construction jusqu'à son dernier arrêt. Et celui-ci est conditionné par la fragilisation progressive du métal de la cuve soumis à d'intenses flux de neutrons.
Au delà il faudrait remplacer les cuves de réacteur. Or la cuve et l'enceinte du bâtiment réacteur sont réputés être les deux composants irremplaçables d'une centrale. Si pour l'enceinte la chose est évidente, est-ce vrai pour la cuve ? Existe-t-il une seule étude technique pour le démontrer ? Je souhaiterais en avoir la référence. Comment oser mettre ainsi en doute ce qui est de notoriété publique ? Serait-ce un dogme ? Simplement parce que tout citoyen peut observer qu'EDF a pris soin de conserver dans chaque centrale l'ensemble des moyens de manutention des équipements primaires, et qu'elle a pu les installer après l'achèvement du génie-civil. Si à l'évidence les conditions radiologiques seraient différentes, tout citoyen peut constater, en consultant quelques sites internet que la manutention et l'évacuation à l'extérieur de cuves longuement irradiées s'est déjà pratiquée dans des conditions de radioprotection acceptables, lors du démantèlement d'installations, comme par exemple le montre cette photo de l'évacuation, de la cuve de la centrale américaine de Trojan. Quant aux enceintes, ne sont elles pas conçues comme pour tout grand ouvrage d'art en génie-civil, capables de durées de vie de près d'un siècle ? La grande qualité ordinairement apportée par Électricité de France à l'exploitation et à l'entretien de ses installations nucléaires devrait lui permettre sereinement d'envisager ce choix. Pour le prix d'une cuve et d'un arrêt décennal exceptionnel, elle offrirait une seconde vie à ses centrales qui en sont capables. Il resterait alors à mettre à profit les économies ainsi réalisées, et le temps gagné pour définir un nouvel avenir énergétique. à suivre, "Épilogue énergétique". |